Un bryologue Franco-Américain à l’étude de la pollution atmosphérique
le frère Fabius Leblanc, s.c. (1918-2000)i
Dans les années 1880, les grands-parents de Fabius LeBlanc partent chercher du travail dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre. Ils s’y installent et environ quarante ans plus tard, le 27 janvier 1918, Fabius LeBlanc naît à Nashua, New Hampshire. On ne sait pas pourquoi il arrive au Québec, dans les années 1930. En 1936, il entre dans la vie religieuse, chez les frères du Sacré-Cœur (s.c.). Au collège Mont-Sacré-Cœur, fondé en 1932, à Granby, il poursuit des études secondaires qui seront couronnées par un certificat d’enseignement élémentaire et avancé (bilingue), du Département de l’Instruction publique de la province de Québec. Pendant quatre ans, de 1938 à 1942, le frère LeBlanc lutte contre la tuberculose. Il termine ensuite un B.A. en lettres classiques de l’Université de Montréal, en 1946. On l’engage, à la fin des années 1940, comme professeur de chimie et d’anglais au collège du Mont Sacré-Cœur de Granby. |
par Mélanie Demeules et Jacques Cayouette
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Le frère LeBlanc dispose alors de temps libres et il décide de se spécialiser en bryologie et en écologie.C’est en 1950 qu’il entame des études universitaires en biologie et en botanique. Les diplômes se succèdent au fil des ans : certificat en biologie marine (Université Laval, 1950), certificat en lichénologie (Duke University, N.C., 1956) et une maîtrise ès-sciences (M. Sc.) en botanique (Iowa State University, 1956). Sa thèse de M.Sc. avait pour titre The Flora of Mount Yamaska, Rouville County, Quebec. Il décide ensuite de se spécialiser dans la taxinomie des mousses tropicales, tout en continuant son étude de la flore bryologique du sud du Québec. En 1958, il termine un diplôme en langue allemande, à l’Université de Montréal. Pendant son doctorat, le frère LeBlanc sera démonstrateur en botanique, à l’Université de Montréal, de 1957 à 1960. Il obtient son Ph.D. en écologie, de cette institution, en 1960. Son directeur, Pierre Dansereau, était prêt à le superviser au doctorat, mais à la condition que ses études bryologiques et lichénologiques comportent un important volet écologique. Le titre de la thèse montre cette orientation : Écologie et phytosociologie des épiphytes corticoles du sud du Québec. Dans les années 1960 et 1970, le frère LeBlanc poursuit une carrière de professeur au Département de Biologie, à l’Université d’Ottawa : d’abord professeur-adjoint (1961-1964), puis professeur agrégé (1964-1971), enfin professeur titulaire (1971-1976). Pendant cette dernière période, il suit deux formations au EPA Institute for Air Pollution Training, à Raleigh, N.C. La première, terminée en 1972, est couronnée par un certificat en « Vegetation and Air Pollution », tandis que la seconde est un certificat en « Elements of Environmental Law », deux ans plus tard. En 1965, il avait voyagé à La Guadeloupe pour étudier les bryophytes des High Mountains, avec le réputé botaniste père C. Le Gallo, C.S.SP. Des problèmes de santé l’obligent, à partir de 1970, à passer six mois par année, en hiver, en Floride. Le frère LeBlanc en profita pour continuer ses travaux sur la végétation des Antilles. Au cours de sa carrière, de 1961 à 1978, il est récipiendaire, à chaque année, de subventions de recherche, et parfois de voyage, par le Conseil national de recherche du Canada. Il prend sa retraite en 1980, à cause de problèmes de santé. Les années 1980 et 1990 seront marquées par plusieurs opérations. Le frère LeBlanc décède le 2 novembre 2000, à Ottawa ii. * Sa rencontre, vers la fin des années 1950, du frère Marie-Anselme, f.m. (1894-1954), botaniste, collectionneur de muscinées et collaborateur de l’abbé E. Lepage (1905-1981), l’impressionne beaucoup. Il admire son travail en tant que bryologue. Le frère Marie-Anselme lèguera son herbier bryologique au frère LeBlanc, tout comme le fera, plus tard, l’abbé Lepage. Il est indéniable que cette marque de confiance a fortement motivé le frère LeBlanc à poursuivre ses recherches en bryologie. À la fin de sa vie, il légua ces deux herbiers bryologiques et le sien à la Faculté d’agriculture de l’Université Laval et ces collections sont maintenant intégrées à l’herbier QFA. Sa contribution scientifique à la bryologie est bien évidente par les nombreux articles qu’il signe, de 1949 à 1977, dans les périodiques suivants : Le Naturaliste canadien (1949-1962), The Bryologist (1950-1976), Revue bryologique et lichénologique (1951), Canadian Journal of Botany (1962-1972), Bulletin de l’Académie et de la Société Lorraine des Sciences (1970), Sarracenia (1972), Journal of the Hattori Botanical Laboratory (1974-1977) et Bulletin de la Société botanique de France (1974). Quelques-uns sont écrits avec des collaborateurs (dans les années 1970), principalement des étudiants qu’il supervise au doctorat : sœur Gilberte Comeau (1971), D.N. Rao (1971-1977) et H. Muhle (1975). Un autre de ses collaborateurs est le botaniste Jacques De Sloover, du Département de Botanique de l’Université catholique de Louvain, et G. Robitaille. Il présente également plusieurs communications scientifiques, de 1952 à 1975, dans les congrès des sociétés suivantes : ACFAS (1952-1971), Advanced Seminar in Tropical Biology (1963), American Institute of Biological Sciences (1966-1968) et la Canadian Botanical Association (1971-1975). Il est enfin membre de quelques sociétés savantes dont l’American Bryological Society, la British Bryological Society et la Société botanique de France. |
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Affiche annonçant trois conférences du frère Fabius LeBlanc à l’Université de Louvain, Belgique, en 1967(numérisation, Agriculture et Agroalimentaire Canada) Cliquer sur l’image pour agrandissement |
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Le lichen Lobaria pulmonaria (L.) Hoffm., une épiphyte corticole notoire, ici sur le tronc d’un érable à sucre âgé, 8 août 2008 (photo: Paula Armstrong) Cliquer sur l’image pour agrandissement |
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Ulota drummondii (Greville) Bridel, une des découvertes du frère Fabius LeBlanc pour l’Amérique du Nord (photo: Michael Lüth) Cliquer sur l’image pour agrandissement
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En raison de son intérêt particulier pour la bryologie du Québec, nous reproduisons ici le résumé de l’une de ses communications à l’ACFAS dans laquelle on retrouve plusieurs espèces qui étaient à l’époque nouvelles pour le Québec : « L’auteur présente une quinzaine d’espèces de mousses nouvelles pour le Québec. Parmi les plus intéressantes, notons: Bryum alpinum, Thuidium minutulum, Andraea Rothii, Campylopus Shimperi, Acaulon rufescens, Timmia norvegica, Dicranum arcticum. Les genres Acaulon et Campylopus sont nouveaux pour le Québec » iii . Ces découvertes lui permettront entre autre de mettre à jour le catalogue des bryophytes du Québec que l’abbé Ernest Lepage avait publié entre 1945 et 1947 iv. En 1970, le frère LeBlanc reçoit le prix du conseil de la Société botanique de France pour son œuvre en bryologie. Dans le « Rapport pour l’attribution du prix du conseil », le botaniste Ernest-J. Bonnot exprime une appréciation scientifique de son œuvre : « La découverte d’Ulota Drummondii, nouvelle espèce pour l’Amérique du Nord (travail publié en France), une étude critique rayant le genre Sematophyllum du Québec, font bientôt de F. LeBlanc un des meilleurs bryologues de l’Est américain. (…) Il est le premier à définir, pour les Bryophytes, un système de « formes biologiques »; il met aussi au point, pour les relevés de ces ensembles spécialisés que sont les associations végétales des écorces, une méthode sociologique adaptée dite des « quadrants » v. Ce portrait de la carrière du frère LeBlanc ne serait pas complet sans aborder les aspects suivants dont certains ont été esquissés précédemment. Le frère LeBlanc était plus qu’un bryologue intéressé à la systématique et à la répartition des espèces. Il est apparu comme un naturaliste et un homme de science accomplis qui a vite perçu des applications pratiques à l’étude de la bryologie. Dans son mémoire de maîtrise sur la flore du mont Yamaska, c’est son côté naturaliste qui ressort. Dans cette étude, il étudie non seulement les bryophytes mais rapporte également les plantes vasculaires, les lichens, les champignons et les myxomycètes. Les listes de mousses et de plantes vasculaires sont cependant plus élaborées que celles des autres organismes. Dans ce mémoire et une publication ultérieure , il est intéressant de constater qu’on y mentionne des plantes vasculaires maintenant rares au Québec aujourd’hui, comme Allium tricoccum, Carya ovata var. ovata, Galearis spectabilis, Juglans cinerea et Panax quinquefolius vii. D’autres espèces signalées dans ces documents, comme Carex plantaginea, Hackelia virginiana et Viola rotundifolia, avaient déjà été considérées comme rares au Québec viii. Des botanistes comme Robert F. Thorne (1920-), Marcel Raymond (1915-1972), le frère Rolland-Germain (1881-1972) et Bernard Boivin (1916-1985) avaient contribué à vérifier les groupes les plus difficiles de plantes vasculaires. Au sujet des bryophytes, Henry S. Conard (1874-1971) fut son principal mentor et il lui a rendu hommage en contribuant à une notice nécrologique dans The Bryologist ix. Au sujet des champignons, il a préparé pour Le Jeune Scientifique (1963) un article de vulgarisation sur certaines espèces hallucinogènes et il s’intéresse aux applications de la psilocybine et de la psilocine. Il met en garde les lecteurs contre la toxicité de quelques champignons du Québec. Toujours en matière de vulgarisation, il écrira des articles sur les bryophytes dans Le Jeune Naturaliste (1951) et Sciences et Aventures (1953), et sur les épiphytes corticoles dans The Conservationist (1964) et Le Jeune Scientifique (1965). Épiphytes corticoles, les mots sont lancés! Cet aspect occupera la majeure portion de la carrière du frère LeBlanc et représente plus de la moitié des 52 publications répertoriées dans son curriculum vitae x. Il y a découvert une mine pour ses travaux de recherche universitaire et des sujets pour ses étudiants. Il a habilement exploité la relation entre la vitalité des bryophytes et des lichens croissant sur l’écorce des arbres, et l’intensité de la pollution atmosphérique. Au cours d’un congrès scientifique aux Pays-Bas en 1968, il résume ainsi la question : « Il semble qu’en général, les bryophytes et surtout les lichens épiphytiques soient plus sensibles aux pollutions atmosphériques que les plantes vasculaires » xi. Ses travaux et ceux de ses étudiants mettront en évidence que l’anhydride sulphureux (SO2) présent dans l’atmosphère inhibe particulièrement le développement de l’algue symbionte des lichens et que la mort de ces organismes en résulte fatalement. Il montrera également que la toxicité affectera aussi le lichen dans son entier ainsi que les mousses. Il a démontré qu’en périphérie des villes minières ou industrielles comme Murdochville, Sudbury et Wawa, les lichens avaient disparu, alors que les signes de pollution se faisaient sentir non seulement dans l’atmosphère, mais également dans les lacs, les sols et les habitats environnants. Il a indiqué pourquoi les lichens témoignent mieux des effets de la pollution. Leur biologie implique un développement qui s’effectue lentement et qui peut s’opérer même à basse température, comme en hiver par exemple. Les lichens arboricoles des arbres urbains deviennent alors susceptibles à la pollution pendant presque toute l’année en raison de leur exposition continue aux polluants atmosphériques et en l’absence d’une couverture protectrice de neige. Les travaux du frère LeBlanc ont permis également d’établir que l’épiphytisme varie d’une région à l’autre, selon les associations forestières, les espèces d’arbres, leur dimension et leur position sur l’arbre. Ainsi, les feuillus seraient davantage colonisés que les conifères, l’érable à sucre représentant l’espèce la plus diversement habitée. Sur les troncs, on retrouverait plus de lichens que de mousses, alors qu’à leur base, c’est l’inverse. Ses données sur l’épiphytisme lui permettront de développer de précieux outils de travail, un véritable réactif aux variations qualitatives de l’atmosphère. Plus tard, il envisagera la production d’une cartographie des pollutions et on en fera usage au Service d’Urbanisme de la Ville de Montréal. Voilà une application pratique et avantageuse qui découle de travaux hautement innovateurs. Après sa retraite, le frère Fabius avait planifié compléter certaines études et faire un bilan de ses expéditions xii, mais ces documents n’ont pas été retracés. Il est possible que les nombreux épisodes de maladie aient sérieusement compromis ces projets. |
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Bibliographie |
i La documentation au sujet du frère LeBlanc, entre autres son curriculum vitæ, version de 1982, sa lettre à Jean-Paul Desbiens de 1994-1995 et le « Rapport pour l’attribution du prix du conseil », proviennent des archives de Jacques Cayouette. |